vendredi 2 mars 2018

Les Kurdes au Moyen-Orient (Chronique Géopolitique)

(Dans ce dixième épisode des Chroniques Géopolitiques, je traite de la question kurde au Moyen-Orient, et particulièrement dans les quatre plus grandes zones de peuplement kurdes, à savoir la Turquie, l'Irak, l'Iran et la Syrie. Vous retrouverez cet épisode en version complète sur mon site internet).

Après ma chronique sur la lutte contre l’Etat Islamique et celle sur la prise d’Alep pour parler de la situation conflictuelle en Irak et en Syrie, ainsi qu’un « point actu » sur la diversité des acteurs militaires en Irak après la prise de Mossoul, la guerre a effectivement pris un nouveau tour. Outre la fuite des cadres dirigeants de l’Etat Islamique, et la réduction drastique voire inexistante désormais en Irak du territoire du Califat auto-proclamé, les acteurs du conflit se font désormais face, et notamment les troupes irakiennes et une partie des Peshmergas kurdes, particulièrement ceux du Parti Démocratique Kurde (PDK) qui ont organisé un référendum polémique et contesté le 25 septembre pour se détacher en pratique de l’Irak, dans le Kurdistan Irakien, au nord de l’Etat. Les heurts entre les deux armées en octobre 2017, alors que toutes deux étaient financées et équipées par les Etats-Unis, menacent une nouvelle fois d’instabilité la région. Les Irakiens ont ainsi repoussé durablement les Kurdes du champ pétrolifère, faisant perdre de précieux gains territoriaux obtenus depuis plus d’une dizaine d’années, et rendant le PDK très contesté par les autres partis kurdes de la région.


L’état de la situation en 2014, à l’époque de l’expansion maximale de l’Etat Islamique. On voit où se situent les populations kurdes, et cela permet d’apprécier la situation du Rojava et du Kurdistan irakien à cette époque. Depuis, tout a changé. (Carte de Libération du 7 octobre 2014)

Mais depuis, les forces turques sont allées encore plus loin, en attaquant la région syrienne autonome du Rojava en Syrie, et notamment le canton d’Afrin, à partir de l’offensive Rameau d’Olivier débutée le 20 janvier 2018. Ils y attaquent les Unités de Protection du Peuple (YPG), le bras armé du Parti de l’Union démocratique (PYD), un parti crypto-marxiste lié idéologiquement au parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une organisation marxiste révolutionnaire qui, elle, est en conflit ouvert au sud de la Turquie avec les autorités turques depuis plusieurs dizaines d’années. Le PKK est classée comme une organisation terroriste, de l’Iran à l’Union Européenne. Pourtant, les YPG, en incluant dans leurs combats les milices yézidies, sunnites et chrétiennes, ont combattu l’Etat Islamique au sein des Forces Démocratiques syriennes (FDS), arrêtant l’avancée djihadiste à Kobané (septembre 2014 à janvier 2015), et se heurtant à l’armée syrienne pro-régime à de très rares occasions, comme à Hassaké courant 2016. Mieux, les YPG ont ainsi été financées par les Etats-Unis pour continuer à combattre les terroristes, et avaient même des liens avec la Fédération de Russie. Tout cela a volé en éclat en janvier 2018. Le gouvernement de Bachar al-Assad et les autorités occidentales protestent timidement, malgré quelques milices pro-régimes qui se battent au côté des Kurdes face aux Turcs, tandis que l’attention de la communauté orientale se porte désormais sur le sud de la Syrie, en Ghouta, une des dernières poches de résistance au régime de Damas. Nous y reviendrons en fin d’article. Pour le moment, intéressons-nous aux Kurdes.


Conclusion : La guerre se prolonge en Syrie


Finalement, la situation pour les Kurdes est donc très contrastée en ce début d’année 2018. L’autonomie et l’indépendance ne sont pas pour demain. En attendant, les combats en Syrie continuent durement, au nord-est contre les YPG et mobilisant la Turquie, tandis qu’au sud, les médias s’attardent longuement sur le sort des civils de la Ghouta, à l’est de Damas, une région où se trouvent encore des combattants salafistes et les restes de l’Etat Islamique. Des tentatives de médiation sont proposées par la communauté internationale pour évacuer les 400 000 civils, qui seraient déjà plusieurs centaines à avoir péri sous les bombes, mais celles-ci ne sont pas respectées, malgré la résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU numéro 2401 (24 février 2018). Les bombes américaines tombant sur les forces affiliées à la Fédération de Russie sont aussi révélatrices d’un conflit qui commence à déborder de la lutte anti-Daesh. Pour terminer, on note aussi et surtout des tensions entre Israël et la Syrie. On connaît l’hostilité d’Israël envers le Hezbollah (dont nous parlons dans notre article sur l’histoire du terrorisme), et la présence des milices chiites en Syrie, financée en sous-main par l’Iran,  semblent mettre de l’huile sur le feu. La poudrière est alimentée par la présence, encore une fois, d’acteurs-tiers : la Russie (frappes aériennes et mercenaires), Etats-Unis (armes et frappes aériennes), Israël (reconnaissance aérienne et frappes contre les forces liées à l’Iran), l’Iran (Hezbollah et milices chiites), Arabie Saoudite (finançant certains des groupes de la Ghouta), la Turquie (offensive au nord). Au milieu de ces jeux diplomatico-militaires complexes, on retrouve Bachar al-Assad, les FDS, les rebelles et les djihadistes. Une situation encore compliquée.


Bombardement dans la Ghouta (RFI, 27 février 2018)

Sources :
  • BOZARSLAN, H. (2009). Conflit kurde: Le brasier oublié du Moyen-Orient. Autrement, Paris, 176 p.
  • COURT, M., HOND, C. D., (2017). « L’expérience libertaire du Rojava à l’épreuve de la guerre. Une utopie au cœur du chaos syrien », Le Monde Diplomatique, septembre
  • France Culture, RFI et Le Monde
  • TOUBOL, B. (2017). Quelle armée pour les Kurdes ? Influences et divisions politiques intra-kurdes, Diploweb, en ligne, [Consulté le 01/03/2018]
  • UNITED NATIONS (2018). Résolution 2401 du Conseil de Sécurité, S/RES/2401 (2018), 24 février 2018

Les autres Chroniques Géopolitiques :





mardi 30 janvier 2018

L'Iran reçu au Parlement Européen (Chronique Géopolitique)

(Dans cet épisode, il est question de l'histoire rapide de la formation de l'Iran entre la Seconde Guerre Mondiale et la Révolution Islamique, et des enjeux de la place de l'Iran au Moyen-Orient discutés au Parlement Européen fin janvier 2018. Vous trouverez l'épisode en version complète sur mon site internet.)

Le président de la commission de politique extérieure et de sécurité nationale de l’Assemblée consultative islamique d’Iran était invité ce mardi 23 janvier au sein de la commission des affaires étrangères (AFET), augurant une série de futurs déplacements diplomatiques. Cette rencontre entre l’Iran et l’Union Européenne n’est donc pas anodine, et permet de replacer l’Iran dans la diplomatie internationale, qui plus est au sein d’un « Moyen-Orient » divisé et fragilisé.

Manifestations anti-régime en 1978.


Conclusion


Le président a rappelé au début de la séance qu’il souhaitait travailler avec l’Europe, restaurer des relations commerciales malgré la froideur soudaine des Etats-Unis, et retrouver des relations bilatérales avec un maximum de pays occidentaux. C’est ainsi dans un vrai souci d’ouverture qu’une délégation d’Iran s’est donc retrouvée ce lundi au Parlement Européen, ce qui est plutôt rare. Même si les grands dossiers faisant débat parmi les députés n’ont pas été ouverts, le Parlement Européen a rappelé son soutien de l’accord passé avec les Etats-Unis avant le retrait voulu par Donald Trump, et l’Iran a répondu au dossier terroriste, yéménite, palestinien et à celui sur les manifestations. Reste à voir ce que deviendra l’accord sur le nucléaire iranien dans les prochains mois.


Les manifestations de fin décembre et début janvier, qualifiées « d’anti-régime » par la plupart des médias, et ayant fait 25 morts.

Sources :
  • Hourcade, B., « L’Iran est faible mais la République islamique se sent forte », in Politique Etrangère, 2012 / 3, p.491-503
  • Revue internationale et stratégique : L’Iran, plaque sensible des relations internationales, 2008, n°70/2, 238 p.
  • Parlement Européen, Commission des Affaires Etrangères, réunion du 23 janvier 2018, en ligne, http://www.europarl.europa.eu/ep-live/fr/committees/video?event=20180123-0900-COMMITTEE-AFET

Les autres Chroniques Géopolitiques :


samedi 20 janvier 2018

Compte-Rendu n°6 - Histoire du Terrorisme, de l'Antiquité à Daesh

(L'article traite de la somme historique majeure que représente l'Histoire du Terrorisme, écrit par Messieurs Blin et Chaliand. Vous retrouverez cet article en version complète sur mon site internet.)

Introduction


Le terrorisme djihadiste a pris de court l’opinion publique en 2015 lors des attentats de Charlie Hebdo en janvier, et surtout lors des attaques du 13 novembre 2015 ayant fait 130 morts et 413 blessés. La mouvance islamiste salafiste est pourtant vieille : les premiers écrits prônant le terrorisme remontent au Moyen-Âge, et les premières mouvances djihadistes aux années 70. Face à ce qui semble un nouveau sujet, Gérard Chaliand et Arnaud Blin ont écrit une massive Histoire du Terrorisme. La première édition s’est arrêtée en 2004, pour décrire notamment Al-Qaida. Une seconde édition a vu le jour en 2006, mais c’est une version enrichie que nous avons lu : Histoire du Terrorisme. De l’Antiquité à Daesh[1]. Nous allons aborder au fil de notre étude sur ce livre les points importants.


L’ouvrage dont il va être question aujourd’hui.

Gérard Chaliand est diplômé de sociologie politique et spécialiste des relations internationales. Il a une grande expérience du terrain, et a enseigné à l’ENA, à l’Ecole Supérieure de Guerre, et a une longue expérience auprès du Ministère des affaires étrangères. Il a écrit de très nombreux ouvrages sur la guérilla et la révolution, mais aussi sur le terrorisme. Arnaud Blin est quant à lui diplômé en sciences politiques et en histoire militaire. Il a écrit sur la paix de Westphalie, sur les batailles de Wagram et d’Iéna, et a participé à l’élaboration du livre dont il est aujourd’hui question.


Conclusion


Nous sommes passés très rapidement sur les annexes indispensables présentant la littérature « terroriste », qui présente ou peint ce type d’action, du tyrannicide Lorenzaccio d’Alfred de Musset aux anarchistes russes présents dans certaines œuvres littéraires. On retrouve aussi dans ces annexes des manifestes, des discours et des théories sur le terrorisme révolutionnaire, sur la guérilla, mais aussi sur l’islamisme du XXe siècle.


Le terrorisme anarchiste en 1894, avec l’assassinat du quatrième président de la IIIe République. Edition du 2 juillet 1894 du Petit Journal.


En définitive, ce livre répond à une véritable demande intellectuelle et populaire : le besoin de comprendre ce qui touche aujourd’hui si fortement la France. On découvre au fil de ces pages que le terrorisme a toujours existé, et qu’il est un mode d’action basé sur la psychologie et la déstabilisation des Etats, et que seules des réponses politiques et idéologiques permettent d’anéantir ces courants, pour empêcher de construire ces groupes sur des terreaux humains parfois déclassés, parfois non. Le livre ne répond malheureusement pas entièrement aux questions amplement débattues par ailleurs de la communication sur les réseaux sociaux, et sur les cellules terroristes qui recrutent même de jeunes convertis : comment comprendre l’intériorisation de la lutte contre l’Occident chez un Occidental ? Est-ce uniquement une question de déclassement ? La réponse, négative, est amplement débattue dans les médias aujourd’hui.


Θουκυδίδης (Thoukydides, ou Thucydide) (460-395 avant Jésus-Christ) est un des plus anciens auteurs qui a pour but d’analyser un conflit et d’expliciter ses conditions culturelles, économiques et matérielles dans son Histoire de la Guerre du Péloponnèse (431-404), le long conflit opposant la Ligue de Délos conduite par Athènes et la Ligue du Péloponnèse menée par Sparte. Il y mène une analyse rationnelle, et fixe pour plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires le rôle de l’historien, rendant un récit cohérent autour de faits et d’explications.

Replacer un phénomène humain, qui plus est violent, est aussi la tâche de l’historien. Il n’a pas forcément les armes et les moyens de dire comment réagir face à la violence humaine, mais il peut au moins présenter les conditions matérielles, culturelles, sociales et historiques qui ont prévalu dans l’appréhension du phénomène terroriste. C’est pour cela que cet ouvrage nous permet de saisir sur le vif un phénomène extrêmement contemporain.

Les autres comptes-rendus  :

vendredi 19 janvier 2018

Conflictualité : la robotisation du champ de bataille

(Une nouvelle série a été créée sur mon site : Conflictualité. Elle se veut centrée sur les enjeux de la guerre au XXIe siècle, entre analyse et prospective. Vous retrouverez l'épisode en entier sur mon site internet.)

La robotisation militaire est un fait contemporain de la guerre : réduction des effectifs, améliorations technologiques, besoins en frappes de précisions et en renseignement, ces causes rentrent dans les nouvelles conflictualités. Les luttes interétatiques se raréfient, au profit des luttes internes, et lorsque l’adversaire livre une guerre asymétrique aux Etats disposant d’une armée professionnelle technologiquement avancée, le recours à la technologie est nécessairement plus important. La doctrine militaire évolue en même temps, car les nouvelles conflictualités n’effacent pas les anciennes, et l’utilisation de la robotique rentre dans le mode de fonctionnement des armées (EMAT, 2016). L’augmentation de ces moyens technologiques nous pousse à nous demander s’il existe de vraies limites à la robotisation des champs de bataille contemporains.


Une photo d’un drone Predator (Source : RFI). Construits par General Atomics, et volant pour la première fois en 1994, il s’agit d’un MALE UAS, c’est-à-dire d’un medium-long altitude unmanned aircraft system. Télépiloté à distance, il peut faire de la reconnaissance, et a été progressivement armé avec des missiles pour lancer des frappes chirurgicales. Le drone de combat est une donnée acquise dans les systèmes militaires contemporains, et se décline en un certain nombre de variantes, du petit drone utilisé par un groupe de combat dans un environnement urbain à celui qui peut rester autonome pendant plusieurs heures. Signalons que pilote de drone ou opérateur drone est une des nombreuses spécialités (au sens de spécialisation) de l’armée de terre française.



En guise de conclusion : des limites établies, et à établir


La robotisation du champ de bataille est un fait militaire récent, mais n’est pas en soi une révolution. Le robot est une arme, employé dans des actions militaires « classiques » : renseignement et frappes ciblées par téléguidage. Il instaure une distance plus importante encore, mais reste proche du droit des conflits. En tant qu’arme, il ne règle pas les conflits, et dépend très fortement du facteur humain. Cette arme possède aussi ses vulnérabilités : piratage, et destruction facile si détectée.


Le MAARS, ou Modular Advanced Armed Robotic System, fait partie des UGV pour unmanned ground vehicle, et est destiné à la reconnaissance, et même à l’acquisition de cibles. Il peut accompagner les forces au sol et fournir un appui-feu. (Source de l’image : Sarna.)

Le souci est l’utilisation que la politique en fait. Puisqu’employer des drones est moins coûteux en vie humaine, son utilisation parait aller de soi. Mais les technologies de furtivité, l’ingérence et l’utilisation des drones sans en référer aux instances démocratiques ou internationales sont des violations claires du droit des conflits. Le drone est une arme, et doit être considéré comme telle dans les questions d’ingérence et de droit. La doctrine militaire s’adapte à cette utilisation robotique sur le champ de bataille, mais la doctrine politique doit faire de même pour l’inclure dans le droit international.

Bibliographie

  • CALHOUN, L., 2017, « Death frome above : the perils of lethal drone strikes », Bulletin of the Atomic Scientists, 73-2, p.138-142
  • DGA, 2015, Document de présentation de l’orientation de la S&T. Période 2014-2019., 37 p.
  • EMAT, 2016, Action Terrestre Future, 67 p., http://fr.calameo.com/books/000063302be07e29a7e4f [Consulté le 29/09/17]
  • FLI, 2015, Autonomous Weapons: an Open Letter from AI & Robotics Researchers
  • JEANGENE WILMER, J.-B., 2013, « Légalité et légitimité des drones armés », Politique Etrangère, 3, p.119-132
  • JEANGENE WILMER, J.-B., 2013, « Robotisation et transformations de la guerre », Politique Etrangère, 3, p.80-89
  • NOËL, J.-C., 2013, « Occuper sans envahir : drones aériens et stratégie », Politique Etrangère, 3, p.105-117
  • SINGER, P. W., 2013, « La guerre connectée : les implications de la révolution robotique », Politique Etrangère, 3, p.91-104
  • STILES, J., 2017, Drone wars are coming, DARPA / ONR
  • STOA, (Science and Technology Options Assessment), 2009, Human Enhancement Study, 200 p., https://www.itas.kit.edu/downloads/etag_coua09a.pdf [Consulté le 29/09/17]
  • TRIDON, J.-B., 2017, « Téléopération – automatisme – Autonomie en robotique militaire : de quoi parle-t-on ? », Colloque jeudi 8 décembre 2016 à la DGGN, Issy les Moulineaux, 17 p.
  • UNITED NATIONS, 2015, Study on Armed Unmanned Aerial Vehicles, New York, 61 p.
  • VAUGHAN, J., 2017, Foreign Drones complicate maritime air defense, Naval Institute Proceedings