samedi 12 novembre 2016

Chronique Géopolitique 03 - Qui veut la peau de l'Etat Islamique ? (Proche-Orient)

Chronique Gépolitique 03 - Qui veut la peau de l’Etat Islamique ?

Changer de perspective

A un moment ou à un autre, il faut faire le point. Tous ces événements qui se déroulent au « Proche-Orient », selon l’appellation française, mobilisent un grand nombre de pays, dans une atmosphère angoissante de crise internationale. Le lieu de cristallisation des tensions mondiales a changé de terrain et d’ennemi, et tous les yeux se tournent vers cette région plongée dans la crise et la tourmente depuis au moins 2003. Mais l’originalité de ce conflit est qu’on semble retrouver un seul et même ennemi, l’Etat Islamique, qu’il s’agit de réduire à néant. Pourtant, les protagonistes de cette histoire ne sont pas autant pressés les uns et les autres d’arriver à cette fin, comme nous allons le voir. 


Inutile de les présenter... Mais sont-ils les seuls acteurs de cette histoire ?

Sans rester sur une guerre simpliste contre le « méchant terroriste », il convient d’observer ici les tensions régionales qui sont à l’œuvre, qui dépassent la simple lutte contre une organisation terroriste, pour nous poser la question que vous avez vu en titre : qui veut la peau de l’Etat Islamique ? D’aucuns seraient tentés de dire « tout le monde ». Mais la vraie question qui se pose au moment où de grandes batailles décisives se jouent, c’est le « qui ». Les acteurs de cette guerre, aux motivations variées, ont des objectifs différents les uns des autres, et la « coalition internationale », qui essaie de gommer ces différences, n’y parvient que trop peu. Sans être un article synthétique de référence, j’ai choisi pour ce troisième épisode de Chronique Géopolitique de rappeler à l’esprit des choses que j’estime importante, sans prendre un quelconque parti. 

Carte très synthétique de mai 2016 trouvée sur le site de Libération. Beaucoup de changements depuis.

Les origines du conflit

L’Etat Islamique s’appelle ainsi depuis juin 2014. Il était auparavant une branche de l’organisation terroriste d’Al-Qaïda. Mais s’il a eu un essor fulgurant dans la région, c’est que le contexte s’y prêtait. En 2003, les Américains envahissent l’Irak et mettent à bas le régime de Sadam Hussein (1937-2006). En proclamant haut et fort la démocratie, ils désunissent pourtant la société. Depuis sa fondation, l’état irakien fonctionnait avec une minorité sunnite au pouvoir, contrôlant l’armée et les postes-clés de l’administration, gouvernant une majorité de chiites. Sans revenir sur la distinction doctrinale entre ces deux branches de l’Islam, la perturbation du régime irakien a donné lieu à de grandes purges. Pendant la passation de pouvoir « démocratique » qui a profité aux chiites, des guerres civiles meurtrières ont opposé les deux branches de l’Islam. Des quartiers se sont embrasés, et en promettant l’union, la désunion et la décomposition civile se sont profilées. Or, une partie des sunnites rejetés du pouvoir a pu ainsi être séduite par les discours du sunnisme international et du retour d’un califat, et ont pu rentrer dans les bras ouverts de l’organisation, d’autant plus que certains ont une bonne expérience militaire. L’armée fanatisée de l’Etat Islamique s’est dès lors imposée dans le nord, face à des troupes chiites peu expérimentées, peu motivées, récemment enrôlées, et l’état irakien n’a pas su maintenir sa souveraineté. On parle d’ « état failli » (Livre Blanc 2013, p.44, 84 et 89). 

La guerre civile en Syrie dure depuis plus de cinq ans.

Du côté méditerranéen, on se retrouve en 2011 après le « Printemps Arabe » au Maghreb en Syrie. Face aux manifestations contre le régime, le président Bachar al-Assad (1965-?) utilise la force, mais sans réussir à calmer le jeu puisque le pays sombre dans la guerre civile et la violence. Les rebelles s’organisent en différents groupes, prennent certaines cités et réussissent à l’aide de soutien à maintenir la lutte jusqu’à aujourd’hui. Certains groupes rebelles se sont radicalisés sous l’impulsion de personnalités connues dans le monde du djihadisme (et libérés des prisons sur ordre présidentiel d’après un ancien prisonnier interviewé dans le documentaire de J. Fritel), qui mettent à mal la crédibilité des autres rebelles. Comme nous l’avons vu pour la Colombie, celui qui arrive à classer l’autre comme « terroriste » réussit à le sortir d’une discussion. L’Etat Islamique s’est ainsi retrouvé dans la zone syrienne par le biais de ce contexte.

Une régionalisation tendue


C’est d’abord par les financements occultes qu’apparaissent les premiers signes d’une régionalisation du conflit. Sans le dire tout haut, on sait par plusieurs enquêtes et récits (voir nos sources) que les groupes radicaux, et parmi ceux-ci celui de l’Etat Islamique, ont été financés et équipés par la Turquie du président R. T. Erdoğan, mais aussi par l’Arabie Saoudite et les autres émirats de la région. Lorsque le conflit s’intensifie davantage autour de l’Etat Islamique, notamment après les attaques du 13 novembre 2015, le contexte n’est plus le même. Une coalition internationale essaie de réunir une soixantaine d’Etats pour éliminer l’Etat Islamique (dont la Turquie et l’Arabie Saoudite font partie…). 

Après le 13 novembre 2015.

D’autre part, le conflit s’est régionalisé. L’opposition entre l’Iran chiite et l’Arabie Saoudite sunnite, qu’on retrouve aussi au Yémen, retrouve un regain autour des actions des différents acteurs. Si l’Arabie Saoudite a pour alliés traditionnels les Etats-Unis, qui se sont longtemps opposés au régime syrien, l’Iran est plutôt proche de la Russie. Pour protéger le régime syrien de Bachar al-Assad, alaouite, c’est-à-dire appartenant à une branche du chiisme dans un pays majoritairement sunnite, l’Iran et la Russie fournissent argent, équipement et participent même aux conflits. Deux ports de la côte méditerranéenne comptent ainsi des navires russes (Tartous et Lattaquié). De plus, le Hezbollah libanais (chiite) envoie des troupes aux côtés du régime, malgré sa catégorisation de « mouvement terroriste ». La Turquie, membre de l’OTAN et donc alliée des Etats-Unis, aux frontières avec l’Europe et la Russie, se retrouve depuis quelque temps proche de la Russie elle aussi, peut-être pour pouvoir jouer à son tour un rôle régional. 

Les troupes kurdes

Enfin, le peuple kurde se retrouve lui aussi dans ce conflit. Jamais reconnus totalement indépendants (bien qu'autonomes, notamment en Irak), les Kurdes se retrouvent à cheval sur le nord de la Syrie et de l’Irak, et au sud de la Turquie. Ils ont pris les armes assez tôt pour lutter contre l’Etat Islamique, et ont eu un certain succès au nord de l’Irak. Financés et équipés par les Etats-Unis, ils se retrouvent à la tête d’une région et semblent sortir gagnant de ce conflit, grâce à une maîtrise territoriale qui s'affirme, et qui semble de plus en plus apparaître comme une répétition générale en vue d'une indépendance. Ce qui est craint par les puissances environnantes, et notamment par la Turquie. Malgré l’OTAN, des heurts ont ainsi eu lieu entre les Peshmergas, les combattants kurdes, et les troupes turques : dans cette région, nous ne sommes plus à un paradoxe près, et les Etats-Unis semblent depuis un an avoir du mal à naviguer dans ce foisonnement d’intérêts contradictoires (comme s’en amusent plusieurs articles du Canard Enchaîné). Pour le président turc, les Kurdes sont une menace, notamment s’ils créent un état au sud de la Turquie, dans une région où les Kurdes sont majoritaires. Depuis le putsch militaire raté du 15 et 16 juillet, et la reprise en main brutale de la société par le biais d’une purge destinée à écarter les gens « suspects », le président n’a pas hésité à parler des organisations kurdes et à les désigner comme des organisations terroristes. Ce qui n’est pas l’appellation onusienne exacte…

Après la bataille ?

On voit ainsi que les acteurs ont des motivations assez diverses, et que la coalition internationale qui lutte en ce moment contre l’Etat Islamique a des divergences sur l’avenir de la Syrie, des Kurdes et globalement sur l’avenir de la région. Comment reconstruire une Syrie ravagée par un conflit, alors que les rebelles qui luttent encore se retrouvent face aux troupes syriennes, russes et du Hezbollah ? Comment reconstruire l’état irakien avec une armée en décomposition et une fracture sociétale profonde ? Comment voir l’avenir de la Turquie, entre OTAN, Europe, Russie et Moyen-Orient ? Que vont faire les Kurdes après la fin de l'Etat Islamique ? Certains spécialistes, tel P-J Luizard, rappellent que ce qui se passe dans la région est une affaire bien plus politique que religieuse, contrairement à ce que l’on pourrait penser avec la radicalisation idéologique orchestrée par l'Etat Islamique.

La bataille continue, entre bombardements, attaques de véhicules blindés et assauts.

Avant la bataille de Mossoul, qui a commencé mi-octobre, tous ces intérêts contradictoires se retrouvent ensemble : les Irakiens demandent aux Turcs, qui veulent absolument intervenir, de se retirer ; on trouve aussi bien des milices chiites irakiennes, ce qui peut poser un problème face aux civils sunnites, des armées privées d’Irakiens qui ne croient plus en l’Etat et organisées par de riches individus, les restes de l'armée irakienne, les Peshmergas, etc. Et derrière, les Occidentaux et les Russes, qui soutiennent les troupes sur place, accompagnés par la France. Aucun n'a le même objectif politique. Alors, je le redemande encore une fois : qui veut la peau de l’Etat Islamique ?

Sources :

- Arte : Daesh : Naissance d’un Etat terroriste (Jérôme Fritel, 2014) et surtout Les Guerres Cachées contre Daesh (Jérôme Fritel, 2016), qui traite des motivations contradictoires des acteurs présents

- Canard Enchaîné : les derniers articles satiriques reviennent souvent sur l’incapacité des Etats-Unis à maintenir leurs alliés dans le même bateau.

- LUIZARD, Pierre-Jean, Le Piège Daesh : l’Etat Islamique ou le retour de l’histoire, La Découverte, Paris, 2015 : l’auteur pose sur le temps et l’espace l’Etat Islamique, pour déceler les causes profondes et savoir où l’on va.

- Monde Diplomatique : les analyses plus réfléchies et les cartes permettent de s’y retrouver davantage dans cette jungle.

mercredi 9 novembre 2016

Point Actu : Donald Trump, la surprise de l'année ? (09/11/2016)

Qu'est ce qui est passé par la tête des Américains ? Ils viennent d'élire un président moqué dans tous les médias internationaux, adepte du dérapage, des mots forts, de la polémique, avec un propos que tous les experts se sont amusés à catégoriser comme populiste. Et ce juste après deux mandats du premier président afro-américain de l'histoire politique des Etats-Unis. Elire une femme, était-ce trop demander ? Les sondages, les stars américaines soutenant H. Clinton, tout indiquait une situation inverse... Eh bien en fait non. Osons le dire, l'élection du 45e président rentre tout à fait dans le moule des événements politiques internationaux. Mais avant de rentrer dans le coeur du sujet, petit topo sur les élections américaines.

Comment on vote aux Etats-Unis ? Au niveau de chacun des 50 états, avec quelques spécificités comme la ville de Washington D.C, les électeurs votent pour les grands électeurs. Le nombre des grands électeurs est simple à déterminer : il s'agit des deux sénateurs de chaque état, et des représentants, tous présents au Congrès ou en train d'essayer d'y parvenir (tous les deux ans, une partie du Congrès est élue, mais pas dans les mêmes états). Les représentants sont au prorata de la population : ils sont 55 en Californie, 1 au Vermont. Dans ce dernier état, les électeurs votent donc pour 3 grands électeurs. 

Les dernières élections

Pour être élu, un candidat doit avoir 270 grands électeurs sur un total de 435 représentants + 100 sénateurs + 3 pour Washington, soit 538. Il faut donc avoir un peu plus de la moitié. Enfin, la règle du Winner Takes it All signifie que dans un état, si on a une majorité républicaine par exemple, TOUS les représentants seront républicains, et ce même si l'écart entre les votants démocrates et les votants républicains est de 1. Les swing states sont des états dont on ne peut jamais prédire pour qui ils votent, contrairement par exemple à la Californie toujours démocrate et au Texas toujours républicain. Enfin, il faut savoir que le président reste président jusqu'au 20 janvier. C'est ce qu'on appelle la période du canard boîteux, du lame duck si le président sortant est voué à se faire remplacer par un président d'un autre parti appuyé ou non par le Congrès.

I. La désaffection vis-à-vis des élites

Le discours anti-establishment est toujours un discours contradictoire. Forgé par un membre de l'élite contre l'ensemble des élites, il est rempli de paradoxes : Donald Trump est un homme d'affaires très influent, le Philippin Rodrigo Duterte est avocat et engagé politiquement depuis longtemps avant d'être président en 2016, la Française Marine le Pen est elle aussi avocate et engagée politiquement.


Et pourtant, dans une démarche se voulant populiste, ce discours est généralement très bien accueilli, notamment dans les démocraties représentatives qui se posent aujourd'hui beaucoup de questions à l'aune de la crise économique de 2008 et des événements internationaux, dans une tendance au repli communautaire et au rejet d'un système jugé défavorable pour le citoyen lambda qui veut juste vivre une vie correcte. Le rejet de l'Europe par les Britanniques, le rejet de la paix avec les FARC, chaque référendum est l'occasion de rejeter un discours consensuel porté par l'élite politique, par la "communauté internationale", par les médias, le tout porté par des personnalités au discours populiste.

II. Une vraie surprise ?

Les analystes parlent depuis toujours de l'impossibilité qu'a Trump de rassembler. Ils n'y croyaient pas en tant que candidat, ils n'y croyaient pas en tant que candidat républicain, ils n'y croyaient pas en tant que président. Les stars soutenant Hillary non plus. La majorité des journaux américains non plus. Les sondages non plus.


Mais est-ce si surprenant ? Le Brexit et la Colombie ont prouvé que ces marqueurs étaient bien souvent inefficaces pour juger d'une désaffection populaire, qui prend ses racines dans la "majorité silencieuse" bien plus que dans le bruit des médias et des politiciens. Le discours anti-Trump est international et très étoffé : ce moyen de décrédibilisation a pourtant permis de porter le discours anti-journaux de Trump, qui aurait pourtant pu être considéré comme complètement crétin, si la neutralité politique avait été un tant soit peu respectée. Son discours, bien que rempli de paradoxes, a rempli son office : se présenter comme un candidat anti-système, loin de la corruption et du bruit ambiant, qui va résoudre les crises internationales et se replier sur le sol américain. Un discours sans nuances, sans grand sens puisqu'on va bien voir durant les quatre prochaines années que le retrait total de l'Amérique est utopique, mais ce discours a porté ses fruits.


Et n'oublions pas non plus que la campagne présidentielle a été portée par des débats où les invectives ont volé davantage que les idées, où les scandales se sont multipliées dans les journaux sans interruption : entre les mails de Clinton et les propos de Trump, il y avait de quoi faire. Voter dans ces conditions est ainsi déjà se poser des questions sur les élites politiques et médiatiques. Penchons-nous tout de même sur les chiffres : 59 086 074 électeurs ont voté pour des grands électeurs républicains, 59 238 524 pour des grands électeurs démocrates. La carte des élections présente une côte ouest et nord-est démocrates, et le reste du pays républicain. Bizarrement, deux côtes surreprésentées dans les médias internationaux, au détriment de l'intérieur du pays, bien moins connu... Si la carte diffère peu des dernières élections, c'est surtout au niveau des swing states que tout s'est joué cette année.

Et maintenant ?

Un Congrès à majorité républicaine, un juge de la Cour Suprême à élire, le Grand Old Party est le vainqueur de cette année 2016. Au niveau du programme du candidat, rien n'est encore prévisible. Les discours plus ou moins creux et idéologiquement dangereux se confronteront en 2017 à la réalité du pouvoir, d'autant plus que tous les Républicains ne sont pas derrière Donald Trump. N'oublions pas que certains cadres du parti ont marqué leur franche opposition à l'homme, et que le système politique américain est plus congressionaliste que présidentialiste.


Si en 2017, l'Obamacare est en danger, et que la libéralisation du pays va s'accentuer, les propos du président pour la scène internationale ont besoin d'être étayé par les faits : la Chine, l'Europe, l'Iran, le Mexique, l'OTAN, la Russie, les terroristes d'Isis, les dossiers brûlants seront sur la table à n'en pas douter, et nous verrons bien comment un président qualifié de populiste et de non-présidentiel prendra les choses en main.